Confiance et complotisme

On fait tous confiance à quelque chose ou à quelqu’un…

Cette affirmation vous étonnera sans doute dans le climat de défiance générale que nous connaissons, mais regardons-y de plus près. Je vais prendre deux exemples extrêmes :

  • chacun d’entre nous fait confiance à Einstein et à sa célèbre formule E=mc², alors même que, pour la plupart, nous serions bien incapables d’en démontrer la véracité. Mais on est bien forcés d’admettre la formidable puissance de l’énergie nucléaire, basée sur cette formule.
  • le complotiste pur et dur fait confiance à ce qu’il lit sur internet, d’autant plus que les amis qu’il y retrouve partagent ses opinions, et qu’il n’a ni l’envie ni le courage d’aller voir des avis différents sur d’autres sites que ceux qu’il affectionne.

En d’autres termes, personne n’échappe à la confiance. Le véritable problème n’est donc pas de la rejeter mais de savoir à qui on l’accorde, et de savoir garder une place raisonnable au doute. Pour les littéraires, ils pourront évoquer Montaigne (Le doute est un mol oreiller…). Pour les scientifiques, ils pourront se référer à Popper et à la réfutabilité[[Un énoncé scientifique est un énoncé qu’il est possible de réfuter, pour en tester sa validité]], base même de la rigueur scientifique.

Toutes les paroles se valent-elles ?

Ma parole vaut-elle celle du Professeur Delfraissy, spécialiste de l’immunologie et Président du Comité Scientifique Covid19 ? A l’évidence non, si je m’exprime dans son domaine de compétence et non dans le mien.

Et pourtant je peux exprimer librement sur internet (ou sur ce blog) mon opinion sur les vaccins, au risque d’écrire un tissu de bêtises. Si je veux garder un minimum d’honnêteté, il me faut donc accepter la limite de mes compétences : je peux être ultra connecté, persuadé d’être le centre du monde… je ne peux ni tout savoir, ni tout faire.

Pourquoi le complotisme et comment le repérer ?

Le complotisme me semble se développer notamment pour deux raisons :

  • L’idée évoquée ci-dessus que toutes les paroles se valent. Ma parole vaut-elle celle d’un spécialiste reconnu ? Ma subjectivité vaut-elle son expérience ? Non.
  • Le confort intellectuel et le plaisir qu’apporte l’adhésion à un groupe, ce groupe d’amis qui partage mes opinions et les conforte.

A cet égard, internet (et surtout les réseaux sociaux) est un formidable outil de plaisir et d’illusions : les algorithmes, dès que je like une opinion, me rapprochent de ces amis (que je ne connaitrai jamais en vrai !) et confortent l’idée que nous avons évidemment raison contre les autres…[[Quand je fais une recherche sur internet, Google me renvoie de façon préférentielle les articles comportant des contenus que j’ai prédemment likés. Il m’enferme de plus en plus dans une bulle !]]

Les temps troublés que nous connaissons actuellement sont évidemment favorables au développement du complotisme. Heureusement, on peut aussi apprendre à le repérer, en voici le cheminement presque systématique (très bien décrit dans l’émission de France Culture consacrée au « documentaire » Hold-Up) :

  • Il commence par une affirmation factuelle et irréfutable : les tours jumelles du World Trade Center ont été détruites par deux avions de ligne. Autre exemple : les labos développent des vaccins généralement efficaces…
  • Ces affirmations vérifiables sont alors suivies par un enchainement d’opinions, que l’on peut raisonnablement mettre en doute si l’on accepte d’y porter l’attention : la destruction des tours aurait été décidée par la CIA – les labos développeraient des vaccins pour augmenter leurs profits, avec l’assentiment des pouvoirs publics, etc.

Ce déploiement d’affirmations délirantes ou manipulatoires, faisant suite à des constats factuels et vérifiables, rend particulièrement difficile la remise en cause du message complotiste. Ce n’est pas une raison pour l’entendre sans réagir, pour l’écouter sans chercher à le dé-construire.

Les Français, la confiance et la défiance !

Les Français font nettement partie des peuples les plus défiants en Europe (et sans doute même au monde). En Angleterre par exemple et malgré sa gestion chaotique, 60% des Anglais font confiance à Boris Johnson pour régler au mieux la crise sanitaire (étude du Cevipof et d’Ipsos). Le constat est encore plus frappant en Allemagne, où la Chancelière, face à la relance de la pandémie, peut durcir les conditions du confinement sans rencontrer d’opposition notable et dans l’assentiment d’une très grande majorité de la population.

Pourquoi les Français développent-t-ils une telle défiance ?

  • Il y a certainement des causes conjoncturelles, liées aux multiples rejets dont nous sommes friands :
    • Rejet de la classe politique qui serait coupée du monde réel.
    • Rejet des élites et de la technocratie.
    • Rejet des medias, trop compromis avec la classe politique.

Les Gilets Jaunes ont été particulièrement représentatifs de ce rejet général, même s’ils n’ont pas été en mesure de le traduire politiquement.

  • Je me risque à proposer une autre cause, plus historique et structurelle : la France, qui a inventé les Lumières et dominé la scène culturelle jusqu’aux années 30, ne supporte pas d’être devenue une puissance régionale, inféodée à la puissance étatsunienne. Elle en veut à sa classe politique, ses chercheurs, ses industriels… de n’avoir pas su relever le gant et, ce faisant, elle leur refuse sa confiance.

C’est une vision qui me semble exagérément pessimiste et egocentrée, d’autant que nous ne sommes pas seuls : nous faisons partie d’une Europe-puissance, pouvant tenir sa place face aux deux hyper-puissances chinoise et étatsunienne, et pouvant mieux qu’elles entraîner l’adhésion d’autres peuples.

Notre avenir n’est plus dans l’isolement et la nostalgie d’une puissance déchue, il est dans la participation à la puissance européenne où, sans arrogance mais en accord avec nos partenaires, nous avons l’opportunité d’y jouer un rôle positif. Les récentes évolutions de la politique économique européenne, le Brexit et l’effacement de l’Angleterre, une parole présidentielle qui porte à l’extérieur de nos frontières… sont autant de chances pour retrouver cette confiance qui nous est tellement nécessaire.

2 réflexions sur “Confiance et complotisme

  1. Confiance et complotisme
    La défiance systématique des Français que ce soit à l’égard de l’Etat, de sa police ou du futur vaccin m’exaspère.
    Comment un pays comme la France, qui est quand même la 5ème puissance mondiale, que le monde entier nous envie pour ses paysages, sa douceur de vivre, sa gastronomie… peut-il être autant décrié par ceux qui y vivent ?
    Outre le complexe d’ancienne grande puissance, j’avancerai deux hypothèses pour tenter d’expliquer cet état d’esprit français :
    – Notre esprit cartésien hérité de Descartes et des Lumières qui prône le doute et la critique. On le retrouve dans les discussions en famille ou entre amis où l’essentiel semble être de contrer l’autre plutôt que l’approuver ou de chercher un consensus.
    – Un pays très centralisé où l’administration impose son autorité : je l’ai bien ressentie dans mon métier où les directives de l’Education Nationale découragent les initiatives locales et suscitent des attitudes critiques.
    Les psychologues disent que quand les gens sont arrogants cela veut dire qu’ils ne s’aiment pas. Peut-être les Français devraient-ils s’aimer un peu plus et voir ce qui est beau et qui va bien chez eux!

  2. Confiance et complotisme
    Merci Jean-François pour cet article,
    J’ai bien conscience que la confiance, on en a besoin. Quand j’ai une opinion « divergente » je cherche à la confronter avec celle de mes amis et de ma famille en qui j’ai confiance. Le mieux c’est quand j’ai assez d’informations que je juge fiables ( pour moi France Culture, Arte, le Monde, et d’autres médias reconnus…parfois Mediapart ). Alors j’étaie ou je fais évoluer mon opinion (cela a été le cas pour l’assassinat de Samuel Pati ).

    Je suis bien en phase avec les apports de Jacqueline. En particulier sur le poids de la centralisation. Dans l’enseignement j’ai pu aussi le remarquer. A la tête de l’état aussi, quand l’actuel président passe au dessus des maires avant de se rendre compte qu’il en a besoin…
    Merci Jean-François pour nous rappeler comment procède Google pour nous conforter dans nos préférences. Je remarque en ce moment que la recherche sur Gogol devient de plus en plus difficile. Je tape « Manifestations pour le climat et je tombe d’abord sur SHO, Amazon, E-Bay…il faut parfois aller loin pour trouver des sites de médias…

    En ce qui concerne les opinions complotistes, les personnes que je connais qui y adhérent, n’ont pas fait beaucoup d’études et sont plutôt défavorisées dans l’échelle sociale… Comment expliquer cela ? Certes le manque d’instruction historique, scientifique ne permet pas de résister aux raisonnements fallacieux, mais le fait d’être en bas de l’échelle sociale n’incite pas à la confiance dans les fondements d’une société où l’on n’a pas eu sa chance.. L’instruction et la justice sociale seraient-ils des leviers puissants contre le complotisme ?

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